En 1936, le film de Julien Duvivier « La Belle Equipe » ne trouve pas sa fin. Duvivier voulait une fin pessimiste où Jean Gabin et Charles Vanel se tiraient dessus. Un crime mettant fin aux rêves de « la belle équipe », bande d’amis ouvriers qui avaient échappé à une vie de labeur en investissant les gains d’un billet de loterie dans une ginguette au bord de l’eau, devenue lieu du crime dès son inauguration.
En plein Front Populaire, cette fin qui condamnait les ouvriers au bagne ou au turbin fut récusée par les producteurs qui imposèrent une fin heureuse. Cette fois, Viviane Romance se retire sous les quolibets de Gabin et Charles Vanel puis Gabin tout guilleret prend pour une valse chaloupée la vieille grand’mère de Micheline Cheirel toute de noir vêtue et nimbée de chagrin. La vieille grand’mère tournoyant dans ses voiles de deuil sans louper un pas dans les bras de Gabin pourtant roi de la java, c’est Marcelle Geniat. Notons que lorsque Gabin l’invite elle murmure « Oh, pas trop vite, alors hein! » Il est pourtant clair que c’est elle qui mène la danse.
J’aurais pu choisir bien d’autres exemples pour situer Marcelle Geniat, une de ces fantastiques grand’mères du cinéma français de la trempe des Gabrielle Fontan, Gabrielle Dorziat, Jeanne Fusier-Gir ou Jane Marken.
Mais là où d’autres excellaient dans les rôles de rombières despotes, concierges cancanières et autres veuves de colonel fortes en gueule, Marcelle avait un autre fond de commerce.
Elle était de ces vieilles aux cheveux blanchis par la misère et au dos courbé par le malheur . De ces vieilles malmenées qui ne sont plus que de discrets fantômes sous un amas de nippes usées et désuètes, discrètes comme des ombres par une nuit sans lune mais restant bonnes, tendres et douces, prêtes à s’émouvoir d’une violette ou du premier amour de leur arrière petite fille.
Marcelle Geniat naît à Saint-Pétersbourg le 10 Juillet 1881. Ce qui signifie au passage qu’elle n’a jamais que 55 ans dans « La Belle Equipe ».
Elle est pour l’état civil Eugénie Pauline Martin.
La Russie de l’époque est terriblement francophile. Le français est la langue de la noblesse et des arts ce qui explique que les très grands noms de la scène Française s’y produisent très régulièrement jusqu’à l’avènement de la grande guerre de 14-18.
Je ne sais pas ce qui avait amené la famille Martin en Russie mais il est certain qu’ils avaient partie liée avec le théâtre ou du moins les théâtreux car la petite Pauline débuta aux côtés de Lucien Guitry dans le rôle de Nana enfant dans « L’Assommoir ».
On ne sait pas grand chose de sa carrière de théâtreuse. Mais elle fait incontestablement partie des « grandes dames » car ses photos d’époque la montrent fière et distinguée et somptuairement habillée.
Elle s’était mariée avec Paul Martel de la Chesnaye qui lui donnera sa fille unique en 1916. La jeune mademoiselle de la Chesnaye sera plus tard connue du public comme l’actrice Gilberte Géniat.
Contrairement aux grands noms des planches qui méprisèrent longtemps le cinéma comme une attraction de foire, Marcelle Geniat en tâta dès 1909. Et si cette carrière d’actrice d’avant la grande guerre est elle aussi assez nébuleuse, c’est qu’il n’existe pas de presse consacrée au cinéma avant les années 20 et que les films sont détruits après leur exploitation.
C’est durant la première guerre mondiale que Marcelle Geniat, sociétaire de la comédie française commencera à être vraiment active au cinéma car le film dit-on est bon pour le moral des troupes. La comédie française qui met son veto aux « exhibitions cinématographiques » de ses comédiens, laisse faire au nom du patriotisme mais les narines pincées comme si les effluves les gaz qui empoisonnent les tranchées venaient empuantir les rideaux de velours de la maison de Molière.
Marcelle Geniat prit-elle goût au cinématographe? Certainement pas! Quand le public se piétine pour vous voir en Phèdre et en Médée, faire l’andouille pour un technicien qui tourne la manivelle d’une caméra en bois, merci bien!
La guerre terminée, elle retournera à ses planches et ses beaux textes, ne réapparaissant qu’en 1931 lorsque contre toute attente, le cinéma causa.
Mais en 1931, Marcelle a 50 ans. Trop tard pour jouer les jeunes premières ou les séductrices dont elle n’avait ni le physique ni le tempérament. Alors elle se régala de seconds rôles et parfois de premiers où elle excellerait en gentilles grand’mère, souvent paysannes, jamais riches et toujours bonnes.
Marcelle Geniat ne tourne pas forcément des chefs d’œuvres tous les jours mais en théâtreuse rouée, elle sait flairer le scénario qui fera le succès et le rôle où elle pourra briller de tout son art.
L’occupation la verra aligner 14 films entre 1939 et 1945 alors que l’on tourne à peine et que l’on maque de tout. Puis elle continuera avec autant d’énergie à enchanter les écrans jusqu’aux années 50.
En 1950 elle a 69 ans mais ce n’est pas l’âge qui la ralentit. C’est le cinéma qui change. La « haute qualité française » des années d’occupation s’est raréfiée et on tourne moins de « beaux films » en regard de la pléthore de comédies populaires qui ne cassent pas trois pattes à un canard empaillé mais qui drainent un large public vers les salles du dimanche après midi.
Marcelle Geniat tourne quand même. De jolies histoires, des films aux jolis titres mais elle n’est plus dirigée par Duvivier ou Grémillon. Elle ne tourne plus avec Gabin, Romance, Ozeray, Darrieux ou Vanel. Elle tourne avec Tino Rossi ou Louise Carletti. Elle aura à cœur de maintenir une qualité qu’elle estime devoir au public.
Elle sera fière à juste titre d’un de ses derniers rôles, celui Baptistine dans « Manon des Sources »
Marcelle Géniat s’éloigne un peu, sa frêle silhouette courbée par les temps se fait discrète, s’absente.
Elle s’éteint le 27 Septembre 1959 emportée par le cancer. Elle n’avait que 78 ans depuis deux mois mais en avait déjà eu 20 de plus bien des fois à l’écran.
Celine Colassin.
1909: Le Roi s’amuse: De et avec Paul Capellani
1917: Par la Vérité: Avec Paule Andral et Paul Mounet
1918: Ainsi va la Vie: Avec Paul Escoffier
1935: Les Mystères de Paris: Avec Madeleine Ozeray et Lucien Baroux
1935: Crime et châtiment: Avec Madeleine Ozeray et Harry Baur
1935: Le Domino Vert: Avec Danielle Darrieux et Charles Vanel
1936: La Garçonne: Avec Marie Bell et Arletty
1936: La Belle Equipe: Avec Viviane Romance et Jean Gabin
1936: La Joueuse d’Orgue: Avec Pierre Larquey
1937: L’Homme du Jour: Avec Elvire Popesco, Josette Day et Maurice Chevalier
1938: L’Etrange Monsieur Victor: Avec Madeleine Renaud, Raimu et Pierre Blanchard
1938: Carrefour: Avec Suzy Prim et Jules Berry
1939: Quartier Latin: Avec Blanchette Brunoy et Junie Astor
1942: Le Voile Bleu: Avec Gaby Morlay et Elvire Popesco
1943: Jeannou: Avec Michèle Alfa
1943: Le Loup des Malveneur: Avec Madeleine Sologne et Gabrielle Dorziat
1943: La Valse Blanche: Avec Lise Delamare
1944: Graine au Vent: Avec Lise Delamare
1944: Le Merle Blanc: Avec Saturnin Fabre et Julien Carette
1945: Dernier Metro: Avec Gaby Morlay et Mony Dalmès
1946: Destins: Avec Tino Rossi
1947: Le Village de la Colère: Avec Louise Carletti et Micheline Francey
1947: Les Requins de Gibraltar: Avec Annie Ducaux
1948: La Renégate: Avec Louise Carletti
1948: Une Mort sans Importance: Avec Suzy Carrier
1949:Ronde de Nuit: Avec Tilda Thamar
1950: Dieu a Besoin des Hommes: Avec Madeleine Robinson
1950: La Belle que Voilà: Avec Michèle Morgan et Henri Vidal
1952: Procès au Vatican: Avec Suzanne Flon et Jean Debucourt
1952: Manon des Sources: Avec Jacqueline Pagnol
1955: Sophie et le crime: Avec Marina Vlady et Dora Doll
1957:Bonjour Jeunesse: Avec Christine Carère et Jeanne Boitel