Minuscule, voûtée, percluse de rhumatismes et noueuse comme un cep de vigne, Gabrielle Fontan fut un des personnages les plus extraordinaires du cinéma français. Souvent lorsque l’on a besoin d’une très vieille dame dans un film, la qualité essentielle pour obtenir le rôle n’est plus forcément le talent ou la présence mais le fait d’être encore vivante! Or, Gabrielle Fontan était une actrice si affûtée que je soupçonne nombre de ses metteurs en scène d’avoir ajouté dans leurs films une ou deux scènes à son intention…Ou d’avoir donné 40 ans de plus à des personnages qui n’en avaient guère que 35 pour le plaisir de la faire tourner. Elle savait tout faire, tout jouer et être à chaque fois plus que juste, plus que parfaite, elle était saisissante. Gabrielle Fontan, toute rabougrie sur l’écran donnait l’impression d’avoir assisté au sacre de Napoléon tant elle était sans âge. C’était faux bien entendu. Mais lorsque les frères Lumière organisèrent pour la première fois de l’humanité une séance de cinéma à Marseille, Gabrielle n’était déjà plus une jeune perdrix de l’année! Loin s’en faut!
Cette bordelaise était née le 16 Avril 1873 sous le patronyme de Gabrielle Marie Joséphine Pené-Castel. Elle venait au monde juste après la disparition de Livingstone et juste avant la première grande dépression qui frappe les pays industrialisés. Car non, la crise ce n’est pas nouveau, celle de 1873 durera jusqu’en 1889. Petite fille, Gabrielle verra dans les rues, des dames qui s’accrochent encore envers et contre tout à leurs crinolines, dédaignant la mode des tournures et des « faux-culs »! Lorsque l’on revoit Gabrielle au cinéma, il est difficile de croire qu’elle fut une jeune comédienne plus que ravissante, fraîche jeune première, objet de toutes les attentions de toutes les convoitises! En 1900 elle a 27 ans et le nouveau siècle lui semble porteur de bien des promesses! C’est le siècle des inventions, Elle voit pousser la tour Eiffel, elle voit naître le cinéma et bientôt il faudra traverser les rues avec prudences car les voilà pleines d’automobiles! Après avoir vu les ultimes crinolines elle verra les poilus de 1914 partir à la guerre en taxi avant les garçonnes aux cheveux courts danser le charleston sur les tables en montrant leurs genoux! Dans ces folles années vingt, sa réputation est telle qu’elle a ouvert son propre cours d’art dramatique et l’on s’y presse en grand nombre. Moitié parce que l’excellence de son enseignement est réputée dans tout Paris, moitié parce que les plus pauvres ne paieront pas. Gabrielle est comme ça. La comédienne n’avait jamais songé un seul instant à faire du cinéma. Mais en 1927, Charles Dullin son grand ami de toujours lui demande de dépanner Jean Grémillon. Oh, pas grand chose, une petite panne, même pas une journée de travail sur le film qu’il tourne: « Maldonne ». Gabrielle accepte, si ça peut rendre service! Elle ne se fera même pas payer puisque ce n’est pas « son métier » Gabrielle est comme ça. Et puis, elle a 54 ans, a t’on jamais vu quelqu’un commencer un nouveau métier à 54 ans? On allait le voir pourtant, Ô combien!
Gabrielle dit « oui », Gabrielle est ainsi. Le cinéma l’amuse et puis elle voit poindre une nouvelle génération de talents dont Annabella, Mila Parely et Danielle Darrieux. Des jeunes qui ont trente-cinq ou quarante ans de moins qu’elle et qui débutent en même temps! En 1930, le cinéma se met à parler et cette fois-ci ça y est, Gabrielle s’amuse vraiment. De santé délicate, l’actrice souffre de rhumatismes déformants et à moins de soixante ans elle en paraît 80. Elle en paraîtra 80 durant son quart de siècle de cinéma. Un cinéma jubilatoire dont elle est l’un des fleurons. Parfois des rôles d’importance comme dans « Ces Dames aux Chapeaux Verts » de 1929 ou plus tard dans »Crime et Châtiment » où elle est l’usurière madame Orvet trucidée par l’étudiant Robert Hossein. Ou dans le « Val d’Enfer » où elle est une vieille maman chassée de chez elle parce que son fils a épousé Ginette Leclerc. Parfois une simple phrase, à peine quelques mots comme dans « Le Jour se Lève » de Carné où évacuée de chez elle parce qu’il y a un Gabin assassin dans la maison elle en perd ses petites cuillères dans l’escalier! « Oh! Mes petites cuillères! mes belles petite cuillères » C’est son seul texte mais c’est suffisant pour qu’elle exprime toute la misérable solitude de la vieillesse et vous serre le cœur, juste comme ça, au passage. Dans « Le mort en fuite », elle est concierge encore et témoigne aux assises contre son locataire Michel Simon : »C’est un mauvais homme, je l’ai toujours su! Y’avait qu’à voir toutes les misères qu’il faisait à mon Adolphe! » Qui est Adolphe? » Lui demande le juge - »Mon chat! » Répond la concierge. Sur ce, Michel Simon intervient: « Votre chat, madame, il pisse partout! S’ensuit un échange de noms d’oiseaux où Gabrielle a le dernier mot puisqu’en pleine cour d’assises et traite Michel Simon de Landru! Dans « Manon » de Clouzot, elle ne surgit encore qu’à peine, elle vend des petites culottes à froufrous juste après l’occupation et rien qu’à sa manière on comprend que son fond de commerce n’est pas très propre. Dans « La main du diable » elle est la chiromancienne épouvantée par la main que lui tend Pierre Fresnay.
Il faut la voir dans « Papa, Maman, ma Femme et Moi » de Robert Lamoureux, jouer la directrice de l’institut Sainte Beuve et virer le professeur Fernand Ledoux qui a la moitié de son âge parce que « Aujourd’hui on veut de la jeunesse et de la modernité, et vous, ne le prenez pas mal, mais vous n’êtes plus jeune! »
Elle tournera deux fois « Ces Dames aux Chapeaux Verts. En 1929 où elle avait un premier rôle et en 1937 où elle sera plus discrète. Elle connaîtra deux Jean Valjean au cinéma: Harry Baur et Jean Gabin, deux inspecteurs Javert: Charles Vanel et Bernard Blier. Elle sera de nombreux films de Gabin même s’ils n’ont pas toujours de scènes ensemble comme dans « La Marie du Port », »Crime et Châtiment », « Le Jour se Lève », « Les Misérables » ou « En Cas de Malheur » où elle prend plaisir à dénoncer ses voisins au téléphone. Mais ils auront beaucoup de plaisir à se donner la réplique dans « Le Temps des Assassins ». Il sera son ultime compagnon de jeu dans « Maigret et l’affaire Saint Fiacre ». En tout six films de Gabin à son palmarès, tout autant avec Gérard Philipe, ce qui fait d’elle l’actrice française ayant tourné dans le plus grand nombre de films des deux acteurs numéro un de leur époque! Et par un fait étrange le cinéma français qui s’entiche des œuvres de Simenon l’associe à l’univers de l’auteur belge. « La Marie du Port », « Maigret et l’Affaire Saint Fiacre », « Le Voyageur de la Toussaint », « Les Caves du Majestic, en tout sept « Simenon » à son actif. Gabrielle Fontan est une véritable actrice de composition, même si on la voit souvent en vieille bonne, en concierge ou en mercière, elle sait être directrice d’école, paysanne, usurière, veule délatrice, clocharde, bonne sœur, grande dame à la cour ou diseuse de bonne aventure.
Elle compose à chaque fois un personnage saisissant même s’il ne fait que passer le temps d’une réplique. Gabrielle est comme ça. Dans « C’est arrivé un Premier Mai », elle joue la voisine indiscrète, méchante et cancanière. Et parce qu’on lui demande de se mêler de ses affaires, soudain elle se redresse et darde son regard comme un cobra dérangé dans sa sieste. Dressée sur ses ergots elle éructe « Basse classe! » et c’est la pire gifle jamais donnée au cinéma! A côté de sa haine, l’exorciste c’est Bambi! Elle fait de ces deux mots un crachat lancé au visage de son partenaire sidéré!
Dans « Chéri fais-moi peur », autre registre, elle remet un prix littéraire à Darry Cowl. Elle lui tend une liasse de billets en disant « Voici le prix! » Puis comme si elle était la cupidité même, elle ajoute: « C’est un million! En espèces! » Et c’est aussi la meilleures réplique du film! Elle sera juste, parfaite, et d’une qualité rare jusqu’à sa dernière apparition à l’écran dans « Monsieur Suzuki », une sottise avec Ivan Desny, Danièle Godet et Jean Tissier qui sortira de manière posthume pour l’actrice.
Ravagée par un cancer dont elle ne laissait rien savoir, Gabrielle Fontan s’était éteinte le 8 Septembre 1959 dans l’Essonne. Elle repose sagement pour l’éternité au cimetière de Pantin, un cimetière populaire, tout simple et sans prétention, pas de père Lachaise pour Gabrielle, elle n’aurait pas aimé les chichis, les hommages et les pèlerinages attristés devant sa sépulture. Elle avait fait du cinéma pendant un quart de siècle presque en cachette, ce n’était pas maintenant qu’elle allait commencer à se faire remarquer!
Gabrielle était comme ça.
Celine Colassin
1927: Maldonne: Avec Charles Dullin, Madeleine Charles-Dullin et Annabella.
1927: Le Sous-Marin de Cristal: Avec Tramel
1929: Le Crime de Sylvestre Bonnard: Avec Thérèse Kolb
1929: Gardiens de Phares: Avec Paul et Maria Fromet
1929: Ces Dames aux Chapeaux Verts: Avec Alice Tissot
1931: Mon Ami Victor: Avec Pierre Brasseur
1931: Gagne ta Vie: Avec Dolly Davis et Victor Boucher
1931: Coquecigrole: Avec Danielle Darrieux et Max Dearly
1932: Le Petit Babouin: Avec Raymond Cordy (Une concierge!)
1932: Pour un sou d’Amour: Avec Josseline Gaël et André Baugé
1932: Un Beau jour de Noces: Avec Fernandel et Denise Becker
1932: Daïnah la Métisse: Avec Charles Vanel et Laurence Clavius
1933: Toto: Avec Renée Saint Cyr et Albert Préjean
1934: Les Misérables: Avec Harry Baur et Charles Vanel
1935: La Petite Sauvage: Avec Christiane Delyne, Pierre Larquey et Paulette Dubost
1936: La Partie de Campagne: Avec Sylvia Bataille et Jane Marken
1936: Le Mort en Fuite: Avec Jules Berry et Michel Simon
1937: Ces Dames aux Chapeaux Verts: Avec Micheline Cheirel et Marguerite Moreno
1937: Un Carnet de Bal: Avec Marie Bell et Françoise Rosay
1938: Ramuntcho: Avec Madeleine Ozeray et Louis Jouvet
1938: Titin des Martigues: Avec Paulette Dubost et Alibert
1938: Entrée des Artistes: Avec Odette Joyeux Louis Jouvet et Claude Dauphin
1938: Le Petit Chose: Avec Arletty et Robert Lynen
1939: Entente Cordiale: Avec Gaby Morlay et Pierre Fresnay
1939: Le Jour se Lève: Avec Arletty, Jean Gabin et Jules Berry
1939: La Fin du Jour: Avec Michel Simon, Louis Jouvet et Victor Francen
1939: Le Veau Gras: Avec Elvire Popesco et François Perier
1940: L’Empreinte de Dieu: Avec Annie Ducaux, Pierre Blanchard et Blanchette Brunoy
1940: Les Musiciens du Ciel: Avec Michèle Morgan et Michel Simon
1941: Premier Bal: Avec Marie Déa, Gaby Sylvia, Raymond Rouleau et Bernard Blier
1942: Les Inconnus dans la Maison: Avec Juliette Faber et Raimu
1942: La fausse maîtresse: Avec Danielle Darrieux
1943: Mademoiselle Béatrice: Avec Gaby Morlay, Louise Carletti et André Luguet
1943: Douce: Avec Madeleine Robinson et Odette Joyeux
1943: A La Belle Frégate: Avec Michèle Alfa, René Lefèvre et René Dary
1943: Le Val d’Enfer: Avec Ginette Leclerc
1943: La Main du Diable: Avec Pierre Fresnay
1943: Un Seul Amour: Avec Micheline Presle, Pierre Blanchard et Gaby André
1943: Madame et le Mort: Avec Renée Saint Cyr et Henri Guisol
1943: L’Escalier sans Fin: Avec Madeleine Renaud et Pierre Fresnay
1943: Les Roquevillard: Avec Yolande Laffon et Charles Vanel
1944: La Collection Ménard: Avec Lucien Baroux et Pierre Larquey (Encore une concierge)
1944: Le Voyageur sans Bagages: Avec Blanchette Brunoy et Pierre Fresnay
1944: Service de Nuit: Avec Gaby Morlay, Vivi Gioi et Jacqueline Pagnol
1944: Le Merle Blanc: Avec Marcelle Geniat, Saturnin Fabre et Julien Carette
1945: Boule de Suif: Avec Micheline Presle
1945: Les Caves du Majestic: Avec Suzy Prim et Albert Préjean
1946: Sylvie et le Fantôme: Avec Odette Joyeux et François Perier
1946 Messieurs Ludovic: Avec Bernard Blier, Marcel Herrand et Jean Chevrier
1946: Lunegarde: Avec Gaby Morlay et Giselle Pascal
1946: Destins: Avec Micheline Francey, Mila Parely et Tino Rossi
1946: Le Dernier Sou: Avec Ginette Leclerc et Gilbert Gil
1946: Etrange Destin: Avec Renée St Cyr et Henri Vidal
1946: Les Portes de la Nuit: Avec Nathalie Nattier et Yves Montand
1946: Jéricho: Avec Nadine Alari et Pierre Brasseur
1947: La Maison sous la Mer: Avec Viviane Romance et Clément Duhour
1947: Plume la Poule: Avec Geneviève Guitry de Séréville
1948: Rapide de Nuit: Avec Sophie Desmarets et Roger Pigaud
1949: Manon: Avec Cécile Aubry et Michel Auclair
1949: Une Si Jolie Petite Plage: Avec Madeleine Robinson et Gérard Philipe
1950: Quai de Grenelle: Avec Françoise Arnoul, Maria Mauban et Henri Vidal
1950: La Marie du Port: Avec Jean Gabin et Nicole Courcel
1950: Julie de Corneilhan: Avec Edwige Feuillère (Encore une concierge)
1951: Juliette ou la Clé des Songes: Avec Suzanne Cloutier et Gérard Philipe
1952: La Jeune Folle: Avec Danièle Delorme et Henri Vidal
1953: Mon Frangin du Sénégal: Avec Annette Poivre et Raymond Buissières
1954: Le Grand Jeu: Avec Gina Lollobrigida et Arletty
1955: Les Grandes Manœuvres: Avec Michèle Morgan et Jacqueline Maillan
1955: Papa, Maman, ma Femme et Moi: Avec Fernand Ledoux
1956: En Effeuillant la Marguerite: Avec Brigitte Bardot et Daniel Gélin
1956: Voici le Temps des Assassins: Avec Jean Gabin et Danièle Delorme
1956: Le Pays d’où je Viens: Avec Françoise Arnoul et Gilbert Bécaud
1956: Crime et Châtiment: Avec Robert Hossein
1956: Mon Curé chez les Pauvres: Avec Arletty et Yves Déniaud
1956: Trapèze: Avec Tony Curtis
1956: Les Aventures de Till l’Espiègle: Avec Gérard Philipe et Nicole Berger
1957: Pot Bouille: Avec Danielle Darrieux, Gérard Philipe et Dany Carrel
1957: Porte des Lilas: Avec Henri Vidal et Dany Carrel
1957: Bonjour Toubib: Avec Simone Bach et Georges Descrières
1958: C’est arrivé le Premier Mai: Avec Nicole Berger et Yves Montand
1958: Les Tricheurs: Avec Pascale Petit et Jacques Charrier
1958: Cerf-volant du Bout du Monde: Avec Patrick de Bardine
1958: Les Misérables: Avec Jean Gabin et Bernard Blier
1958: Un Certain Monsieur Jo: Avec Michel Simon et Geneviève Kervine
1958: Chéri fais-moi peur: Avec Darry Cowl
1958: Sois Belle et Tais-Toi: Avec Mylène Demongeot et Henri Vidal
1959: Pourquoi viens-tu si Tard? Avec Michèle Morgan et Henri Vidal
1959: Julie la Rousse: Avec Pascale Petit et Daniel Gélin (Encore une concierge)
1959: Les Amants de Demain: Avec Edith Piaf et Michel Auclair
1959: Maigret et l’Affaire Saint Fiacre: Avec Jean Gabin
1959: Monsieur Suzuki: Avec Danièle Godet et Ivan Desny