Il exista dans l’histoire du cinéma une catégorie d’actrices très peu peuplée parce que terriblement ciblée. Celle des « Monstres sacrés ». Celles qui font des excès même de leur personnalité et de leurs travers des marques de fabrique qui défient la crédibilité mais enflamment l’imagination. Agissant comme si l’univers était leur abri de jardin et le public les adorateurs de leur sensationnelle beauté de déesse païenne des arts. Qu’elles soient effectivement belles ou non n’y change rien. Elles sont des reines, des déesses, des icônes des divas. Autoproclamées, certes, mais qui oserait y trouver à redire ?
Comment les définir ? La tâche me semble ardue, qu’est-ce qui relie Mae West à Lotte Lenya ou Clara Kimball Young à Tallulah Bankhead ?
Et comme dirait Bette Davis : « Attention, mes chéris ! J’arrive, accrochez vos ceintures, ça va secouer ! »
Mais ce qui est plus étrange encore, c’est qu’il n’est guère besoin d’avoir établi une définition pour les reconnaître au premier coup d’œil, ces fameux monstres sacrés !
Miss Elisabeth Bergner fut l’un d’eux. Qu’elle fût moins populaire qu’une Bette Davis et tourna moins de films qu’une Gloria Swanson ne change rien à son statut ! Être un monstre sacré n’est affaire ni de popularité ni de rendement ! C’est affaire de magie ! Et peut-être même bien de sorcellerie !
Car oui, Maléfice est un monstre sacré et Mary Poppins ne l’est pas !
Quant à Elisabeth Bergner, si elle naissait aujourd’hui, elle serait Ukrainienne, mais le 22 Août 1987, naître à Drohobycz avait fait d’elle une austro-hongroise ! Elle naît Elisabeth Etell, fille des commerçants juifs Anna-Rosa et Emil Etell.
Très jeune, la petite créature se piquera de littérature anglaise et d’art dramatique. Lorsque ses parents s’établiront à Vienne elle pourra enfin étudier les arcanes du théâtre et des arts parlés. A quinze ans, elle fait la fierté familiale en débutant sur scène à Innsbruck en Autriche dans une pièce de son idole : Shakespeare. Qui d’autre ?
Mais lorsque Elisabeth a quinze ans nous sommes en 1912. Quand elle en a 17 le monde s’embrase, c’est la guerre !
Tonner du canon quand elle dit Shakespeare, !!! n’était-ce pas d’une indécence absolument scandaleuse ? Comment osait-on ?
On osa pourtant ! Et la guerre se fit et se défit sans son consentement.
Elle fit la connaissance du sculpteur Wilhelm Lehmbruck qui fut subjugué par sa beauté et lui demanda de poser pour elle avant d’en tomber éperdument amoureux. Mais cet ami de Modigliani était flanqué d’une épouse affreusement bourgeoise et de trois épouvantables enfants assortis ! De plus ce pauvre Wilhelm servait comme ambulancier dans l’armée et la misère qu’il côtoyait au quotidien se ressentait dans son humeur et ses œuvres. Il mettra fin à ses jours en 1919 mais Elisabeth était déjà partie s’adonner à d’autre distractions. Maintenant que ce monde daignait cesser de s’entre tuer et de se gazer dans ces abominables tranchées ! Le suicide du sculpteur provoquera un scandale dont Elisabeth sera la victime. Elle devenait la vamp fatale qui avait poussé l’artiste à se supprimer plutôt que de ne pouvoir obtenir ses faveurs.
Elisabeth dut glousser malgré une peine sans doute sincère car la publicité que généra le triste événement fit d’elle la scandaleuse dont on parle ! D’autant que nombreux étaient ceux qui se souvenaient qu’en 1916, alors en tournée en Suisse avec « Hamlet » elle avait, sous ses atours d’Ophélie, rendu fou d’amour son partenaire Moissi Alexander, immense star du théâtre mais qui trouva toujours porte close à la chambre d’Elisabeth. Et s’il ne se suicida pas, il faillit bel et bien en perdre la raison ! Le poète Albert Ehrenstein allait connaître le même sort et passer le reste de sa vie à hululer son amour sous ses fenêtres et ce dès leur première rencontre. En vain il va sans dire ! Il rédigera des kilomètres de poèmes pour elle et elle lui disait parfois, craignant qu’il ne se suicide lui aussi : « Si vous êtes très sage, un jour nous ferons un enfant ensemble« . Ce qu’ils ne firent bien entendu jamais.
Elle revint à la scène, elle revint à Shakespeare et en 1923 le cinéma l’invite à faire ses débuts d’actrice filmée. N’est-elle pas reconnue comme la plus grande actrice shakespearienne de son temps, comment l’écran, bien que muet, peut-il se passer de son art ?
Et puis après tout qu’importe que le cinéma soit muet, il faisait appel à Elisabeth pour l’adaptation filmée d’un opéra ! Ah, douce insouciance d’une époque ! Elisabeth continua a tourner des films mais qu’était le cinéma face au divin théâtre ? Elle se contentait d’un film par an, rarement deux et parfois aucun. Le son surgit, d’abord caverneux et nasillant, Elle poussa un vague soupire qui signifiait « Ah Quand même ! On va pouvoir travailler proprement ! » Et ne tourna pas plus pour autant !
Elle avait fait la rencontre d’un réalisateur, Paul Czinner en 1924 et apprécia l’homme et l’artiste au point de l’épouser en 1933. Bien qu’il soit ouvertement homosexuel. Elle devint son interprète officielle. Garbo avait Stiller, Dietrich avait von Sternberg, elle avait Czinner qu’elle estimait bien supérieur aux deux autres freluquets réunis ! Czinner souhaita la diriger dès leur première rencontre et lui offrit le rôle de « Nju, Eine Unverstandene Frau » face aux deux plus grandes stars nationales du moment : Emil Jannings et Conrad Veidt. Lorsque son mentor ne la dirigeait pas, elle condescendait à se montrer devant la caméra de quelques sommités tel Max Reinhardt. Czinner la dirigera également en 1934 dans « Catherine the Great », film rival de « L’Impératrice Rouge » de Sternberg avec Marlène. Celui-ci connut le dédain avant l’oubli.
L’Allemagne qui avait décidément été invivable durant cette guerre absurde de 1914-18 recommençait à donner dans le mauvais goût ! Juifs et homosexuels étaient peu à peu persécutés, Czinner étant les deux, le couple gagna Londres dès les élections de 1933 remportées par un opposant au national-socialisme qui fut assassiné par ces malappris de nazis. C’est là, à Londres qu’Elisabeth et Paul se marièrent.
Elisabeth apprit donc l’anglais et dès qu’elle sur ânonner quelques formules de politesses, elle devint une intime de George Bernard Shaw qu’elle allait servir au théâtre et de JM Barrie, histoire de se perfectionner. JM Barrie traversait alors une longue période de dépression et n’écrivait plus du tout. Elisabeth leva un sourcil et lui déclara : »Qu’est-ce que c’est que ces gamineries ? Vous allez vous remettre à écrire immédiatement ! Une pièce pour moi ! » Il le fit mais malgré sa bonne volonté et son désir de plaire à la star « The Boy David » fut très moyen.
Elisabeth et Czinner travailleront à Londres, au théâtre comme au cinéma et leurs films seront interdits en Allemagne « Tant mieux ! » laissa tomber Elisabeth ! La capitale britannique vit bientôt en elle une de ses plus grandes stars. Elisabeth estimait cela juste et mérité. Elle gagnait des sommes folles mais préférait envoyer des chèques mirobolants à des poètes nécessiteux (et amoureux fous d’elle) que de les dilapider en diamants et fourrures de léopard. Elle subviendra aux besoins d’Ehrenstein toute sa vie. Mais le couple Czinner n’en avait pas fini avec la furie teutonne. En 1939, le danger gagnait, ils quittèrent l’Angleterre pour l’Amérique où bien entendu ils débarquèrent et se considérèrent immédiatement comme un fabuleux enrichissement culturel pour ce pays encore trop nouveau pour être vraiment distingué.
Il faut dire que sans quitter Londres, Elisabeth avait réussi à être nommée aux Oscars en 1936 pour « Escape Me Never » réalisé pour elle par son cher mari. Bette Davis l’avait évincée dans la course à la statuette dorée pour « L’Emprise ».
La Warner se fendra d’un remake en 1947 avec Errol Flynn et le rôle d’Elisabeth sera repris par Ida Lupino !
A Hollywood, bien qu’en ces temps de guerre une large communauté d’artistes et d’intellectuels européens sévissait autour des ragoûts de Marlène Dietrich, Elisabeth Bergner ne se déclara pas fascinée par le clinquant de la capitale du film. Ces dirigeants de studio parlaient trop de contrats et d’argent pour être fréquentables ! Elisabeth ne tourna qu’un seul film en vedette à Hollywood »Paris Calling » en 1941, et comme le succès fut mitigé, outrée, elle refusa d’en faire un autre ! On ne la reverra plus au cinéma avant 1962, quant à Hollywood il ne la reverra jamais !
La fin des hostilités guerrières la surprend à New-York où elle travaillera au théâtre jusqu’en 1950. Elle avait maintenant une nouvelle marotte et allait bientôt se rendre souvent en Israël pour y donner des lectures bibliques en hébreu, en anglais et en Allemand ! Elle avait daigné faire de la télévision, très peu il est vrai. Et dans cette période de sa vie elle avait vécu une anecdote qui restera célèbre et vaudra une nouvelle gloire à… Bette Davis.
Elisabeth avait pris sous son aile une jeune oie blanche. Une de ses admiratrices à qui la guerre avait tout pris. Or sous les plumes de l’oie se cachait une fieffée roublarde qui après s’être rendue indispensable comme secrétaire et confidente phagocyta les relations d’Elisabeth, manœuvra dans l’ombre et finit par se faire une place à Broadway ! La star raconta l’aventure à une amie, laquelle écrivit un article pour Cosmopolitan. L’article devint scénario sous le titre de « All bout Eve » et Bette Davis joua Elisabeth Bergner en imitant Tallulah Bankhead. Bette Davis ne masqua jamais sa fascination pour ces deux actrices, et lorsqu’elle s’improvisa productrice, elle n’eut pas de plus grande urgence que de recommencer « Stolen Life » pour reprendre le double rôle qu’y tenait Elisabeth en 1939.
En 1959, trois ans avant Marlène Dietrich, Elisabeth Bergner revient en Allemagne en s’empare à nouveau des scènes nationales où elle triomphe immédiatement !
Le temps passant, Elisabeth garda sa longiligne silhouette, son fantastique abattage et sa coiffure à la Garbo. A 70 ans elle donnait enfin sa pleine mesure au cinéma dans des rôles de composition qui la ravissaient maintenant qu’on en avait fini avec toutes ces fariboles de charme, de séduction et de féminité même si elle restait très belle.
En 1973, Czinner fit d’elle une veuve et elle passa à la mise en scène !
Elle tenait encore de grands rôles au début des années 80 et tira sa révérence au cinéma en 1982 après « Feine Gesellschaft-Beschrankte Haftung » où elle tenait la dragée haute à Lilli Palmer !
Elle fit de la télévision en Allemagne jusqu’en 1984, elle avait 87 ans !
Puis, se sentant fatiguée, elle regagna son cher Londres où elle avait été tant heureuse puisque tant aimée. Elle s’éteignit paisiblement à 88 ans le 12 Mai 1986.
Celine Colassin
QUE VOIR ?
1923: Der Evangelimann: Avec Paul Hartmann
1924 Nju, Eine unverstandene Frau: Avec Emil Jannings et Conrad Veidt
1931: Ariane: Avec Rudolf Foster
1934: The Rise of Catherine the Great: Avec Douglas Fairbanks jr et Flora Robson.
1935: Escape Me Never: Avec Hugh Sainclair
1936: As You Like It: Avec Laurence Olivier et Henry Ainley
1937: Dreaming Lips (Mélo): Avec Raymond Massey
1939: Stolen Life: Avec Michael Rennie
1941: 49th Parallel: Avec Glynis John Laurence Olivier et Richard George
1941: Paris Calling: Avec Randolph Scott
1962 Die Glücklichen Jahre Der Thorwalds: Avec Hansjörg Felmy
1970: Cry of the Banshee: Avec Vincent Price
1970: Strogoff: Avec Mimsy Farmer, John Philip Lw et Hiram Keller
1978: Der Pfingstausflug: Avec Martin Held
1982:Feine Gesellschaft-Beschrankte Haftung : Avec Lilli Palmer