Lorsque Charlotte Lysès vint au cinéma, ses glorieuses années de reine des théâtres parisiens étaient déjà derrière elle. Charlotte est née trop tôt, le 17 Mai 1877, pour que l’on puisse s’émouvoir de sa juvénile beauté sur les écrans. Elle nous laisse pourtant un intéressant patrimoine filmé et qui de plus est, une trace d’importance dans l’histoire du spectacle en ayant été la première madame Sacha Guitry. Un Sacha Guitry, qui peut être, sans elle, ne serait pas Sacha Guitry!
Au début du siècle, Lucien Guitry qui fut le comédien préféré du Tsar, prénommant son fils Alexandre en hommage à son prestigieux admirateur, fait les délices des scènes parisiennes et du grand monde. Un seul nom égale le sien en prestige: celui de son amie la grande Sarah Bernhardt. Quant à son fils Alexandre, surnommé Sacha par les intimes de la famille, il fait son désespoir. Joyeux viveur, dépensier et fainéant comme une couleuvre, Lucien Guitry ne sait rien en faire. Ce qui tombe bien car le principal intéressé ne veut rien faire!
En 1905, on présente au maître, une jeune comédienne de 28 ans, encore fraîche débutante. Nous sommes en 1905, Charlotte Lysès a fait ses débuts en 1904. Si Guitry fut impressionné par la jeune fille, il ne le fut semble-il pas pour les bonnes raisons. Fille de richissimes banquiers d’origine judéo-marocaine, la demoiselle bénéficie d’une rente de vingt mille francs par mois, il n’est pas sûr que le président de la république française lui-même en ait autant! Ajoutons à celà que la jeune et belle Charlotte est la compagne d’Auguste Hériot. Un autre richissime qui habite le plus luxueux hôtel de maître de Paris (devenu aujourd’hui l’ambassade d’Argentine).
Auguste Hériot est jeune, beau et richissime. Orphelin très jeune, élevé par des précepteurs il traîne une incurable mélancolie avec lui jusque dans ses plaisirs. Le jeune Auguste rêve de l’amour parfait, éternel, absolu. Charlotte semble parfaitement correspondre à ses espoirs mais elle le plaque pour Lucien Guitry.
Après Charlotte, c’est Liane de Pougy qui entre dans la vie d’Auguste Hériot. Il rêve de la sortir de ses prestations tarifées pour en faire sa reine. L’homme raffiné, cultivé et spirituel est aussi, entre autres, propriétaire des grands magasins du Louvre. De quoi allécher cette incurable dépensière. Liane se voit bien dans le rôle mais cette fois c’est elle qui va se faire plaquer. Colette a croisé le chemin du richissime Auguste Hériot dont elle refuse le mariage mais pas les moyens. La gracieuse n’hésitant jamais à dire « On s’en fout, c’est l’andouille qui paie ».
Liane de Pougy ne pardonnera jamais à Colette de lui avoir soufflé sa retraite. Quant à Charlotte, si elle ne fit jamais de confidences sur le sujet il est fort probable qu’elle eut mieux fait de devenir madame Hériot.
Guitry père est persuadé que cette demoiselle s’est toquée de théâtre comme on s’entiche d’un chapeau. Il préfère mettre cette gracieuse millionnaire dans ses draps plutôt que dans ses pièces où il lui confiera des rôles si insignifiants que l’y distribuer frise la goujaterie. Il manifeste ainsi aux yeux de la demoiselle et du tout Paris le mépris dans lequel il tient les velléités artistiques de la jeune femme! Piquée au vif, Charlotte ne trouva rien de mieux pour se venger que de séduire ce dadais de Sacha, passant de la couche du père à celle du fils. Lucien Guitry entra dans une colère noire d’être ainsi humilié à son tour sur son propre terrain de jeu et se vanta d’avoir « jeté à la rue » le couple infâme et déshonorant! Ce dont il n’avait pas les moyens, mademoiselle Lysès qui deviendrait bientôt madame Guitry avait à l’année sa suite dans un palace parisien lui appartenant, l’hôtel du Canada, aujourd’hui disparu.
Sacha Guitry est le cadet de sept ans de cette première épouse aussi riche que fine et cultivée. Bien qu’il n’ait eu que 16 ans lorsque sa première pièce fut montée et qu’il ait déjà connu quelques succès de comédien sous divers pseudonymes puisque son père lui interdisait l’usage de son patronyme, il n’aime rien tant que de se prélasser à ne rien faire au bon gré généreux de sa famille ou d’une aimable admiratrice! Somme toute cette richissime conquête tombée en droite ligne du lit de son père dans le sien est une fameuse aubaine!
Charlotte avait obtenu un engagement au théâtre et avait imposé son cher Sacha à ses côtés dans la distribution. Mais celui-ci ne tarda pas à être viré du spectacle! Charlotte jouait, gagnait de l’argent, Sacha a son tour jouait l’argent au casino! Notre futur génie se sentait comme un coq en pâte, très satisfait de sa vie et de sa riche et talentueuse épouse. Nous étions à Deauville, Charlotte se produisait au casino, ses cachets ne quittaient pas les lieux, retournant illico dans les caisses après un tour de roulette! Lorsque le rideau se baissa pour la dernière fois, on regagna Paris. Sacha se voyait bien poursuivre sur la même voie mais dans une autre ville…C’était mal connaître Charlotte qui le séquestra littéralement devant sa table de travail pour qu’il écrive et écrive encore, jusqu’à ce qu’enfin, après toutes les corrections qu’elle jugea utile, il donne naissance à une pièce promise au triomphe et où elle pourrait briller!
La dame avait, on le voit, la vengeance tenace, de la suite dans les idées et les moyens de mettre le tout en oeuvre!
De ses propres deniers elle produisit « Les Zoaques ». Sacha Guitry que l’on imagine écrivant comme il respire avait mis deux ans pour venir à bout de ce premier texte.
Le triomphe fut à la hauteur des espoirs de Charlotte et des moyens investis. La pièce rapporta tellement d’argent que le couple put s’acheter une gentilhommière à Honfleur. Honfleur où Lucien Guitry avait son propre manoir. Le fils maudit et sa « catin » en devinrent les voisins. Charlotte Lysès continua sur la voie de la vengeance, car si Guitry père faisait courir le tout Paris à Honfleur où seules les plus grandes gloires étaient reçues au manoir, on mena plus grand train et l’on s’amusa bien mieux chez le fils d’ailleurs plus à la mode. Les prestigieux invités délaissèrent le manoir pour venir s’encanailler de bon mots et de champagne chez Charlotte et Sacha! Notre joyeux duo devenu illustre était enfin devenu propriétaire lorsque Sacha fut appelé sous les drapeaux. Et parce que les hommes mariés pouvaient être affectés non loin de leur domicile on choisit donc de se marier.
Nous étions le 14 Août 1907, Sacha Guitry se mariait pour la première fois en épousant Charlotte Lyses dont Marguerite Moreno était le témoin. Cette première cérémonie de mariage d’un Guitry encore jeune et fantasque est restées dans les anales du « tout Paris » même si elle eut lieu en Normandie. Guitry avait fait passer sa chère Charlotte pour percluse de rhumatismes et pour ainsi dire mourante (Une mariée de sept ans l’ainée était chose peu courante à l’époque où la promise n’avait parfois guère plus de quinze ans!) Le but de cette supercherie étant de pouvoir se marier chez eux dans leur chère maison. le couple convola donc au lit et en pyjama.
Ils passeront leur voyage de noces dans leur jardin. Guitry passant l’été à peindre des portraits de Charlotte bien qu’il déclare dans ses mémoires qu’il s’en « éloignait déjà ». Et de fait, à la rentrée de Septembre, le couple s’installe à Paris rue d’Anjou mais les jours de la belle histoire sont désormais comptés. Nul doute que s’il n’y eut la guerre qui vint bouleverser les vies et tuer à jamais la « belle époque », le couple n’aurait pas mis treize ans à divorcer.
Si les admirateurs et les connaisseurs de Sacha Guitry lisent dans ses oeuvres sa vie privée aussi clairement que les intrigues de ses pièces, il n’aura échappé à personne qu’en 1911 il donne à Charlotte Lysès un rôle magnifique dans une pièce dont le triomphe leur permettra cette fois de s’offrir un château: « Le Veilleur de Nuit ». Mais que pour la crédibilité du rôle, il impose à son épouse de s’enlaidir et de se vieillir jusqu’à ce qu’elle ressemble à une gargouille de Notre Dame. Ce qu’elle regrettera d’ailleurs toute sa vie: « La moitié des metteurs en scène croient que je suis la propriété exclusive de Guitry, les autres que je suis cette vieille horrible femme à tête de pot de chambre! »
Or Guitry aimait à faire jouer à ses amours des rôles de reines.
Cette arbitre des élégances qui imposait sous les hauts cris d’une foule offusquée de tant d’audace Chanel à la scène et à la ville s’en remit mal.
Le couple vécut heureux et mena grand train au temps du manoir. On y recevra une multitude d’amis parmi les plus grands esprits et les plus grands talents du temps. Monet et Mirbeau sont très présents ainsi que le jeune Cocteau, Colette, Chanel ou Jules Romain. La vie de Charotte sera presque un conte de fée jusqu’à cette fin d’année 1913 où une tournée entraîne le couple de par le monde et où ils verront l’Afrique et l’Asie. Ils rentreront à Paris fourbus et leur santé altérée. Les journalistes préparèrent la nécrologie de Guitry et ses meilleurs amis pensent à son éloge funèbre. Colette commentait pour sa part: « Charlotte traverse une épreuve physique et morale au dessus de ses forces. ces douleurs horribles dans le ventre n’ont de cesse et elle veille malgré son calvaire son mari lui-même mourant. »
Ils se rétablirent, pourtant. Ils se rétablirent et ce fut la guerre, la première du siècle.
le couple est jeté comme des millions d’autres êtres dans la tourmente du temps. Même si Sacha Guitry est momentanément « exempt » à cause de sa santé encore précaire et que Charlotte a pris ses quartiers à Deauville. La déclaration de guerre semble l’avoir privée de la reconnaissance qu’elle était en droit d’attendre de son mari pour l’abnégation totale dont elle avait fait preuve pendant sa maladie ou sans doute s’était-elle faite à l’idée d’être veuve.
L’élégante madame Guitry, chanellisée des pieds à la tête à peine débarquée à Deauville, le jeune et très en vogue ténor Francell se montra très assidu à ses côtés et cela fut loin de lui déplaire.
Guitry ne serait jamais plus qu’un second rôle. On attendrait simplement que des millions d’hommes en aient fini de mourir pour songer à divorcer. ce fut tout. Ou presque. Ils joueront encore un peu ensemble, ils reviendront encore au manoir de Normandie. Mais Charlotte restera distante et irritable et puis surtout, Sacha a croisé la route de la belle Yvonne Printemps. Yvonne a 19 ans et Charlotte 36. la seconde madame Guitry peut entrer en scène.
Charlotte jouera encore Guitry au théâtre jusqu’en 1916 avec « Faisons un Rêve ». Même si la rencontre d’Yvonne Printemps doit se situer aux alentours de l’été 1913. Elle sera ensuite la muse d’un autre auteur, bien moins rutilant aux yeux de la postérité: Marcel Savoir. La belle Charlotte, forte de sa désormais longue expérience mettra elle-même en scène ses dernières prestations jusqu’à ses adieux à la scène en 1933.
L’année précédente, c’est Alexandre Korda lui-même qui fléchit sa décision de ne jamais faire de cinéma en la dirigeant de main de maître dans « La Dame de chez Maxim’s ». Piquée de cinéma comme elle s’était, selon Lucien Guitry « piquée de théâtre », la comédienne va se montrer assidument sur les écrans, tournant parfois jusqu’à cinq films la même année. Elle brillera durant toutes les années 30 dans de savoureux seconds rôles, ayant dépassé l’âge de jouer les jeunes premières. Elle sera souvent leur mère! Charlotte Lysès, dès qu’il y aura à distribuer un rôle de grande dame, de marquise ou de bourgeoise de haut vol sera automatiquement sur les rangs, disputée seulement par Gabrielle Dorziat qui joue sur le même registre.
Lorsque le monde entra pour la seconde fois du siècle en conflit armé elle prendra sa retraite définitive après avoir accepté encore quelques rôles, de plus en plus courts, pour « obliger des amis chers » dont Henri Decoin qui aura le triste privilège de la diriger pour ses adieux définitifs.
Charlotte Lyses s’éteint à Saint Jean Cap Ferrat le 7 Avril 1956, un mois avant de fêter ses 79 printemps.
Celine Colassin.
QUE VOIR?
1932: La Dame de chez Maxim’s: Avec Madeleine Ozeray et Ginette Leclerc
1932: La Chanson d’une Nuit: Avec Jean Kiepura, Magda Schneider et Pierre Brasseur.
1936: Les Jumeaux de Brighton: Avec Raimu, Michel Simon et Suzy Prim
1936: La Dernière Valse: Avec Jean Martinelli
1938: Katia: Avec Danielle Darrieux
1939: Quartier Interlope: Avec Colette Darfeuil, Jean Servais et Nadia Sibriskaia.
1942: Pontcarral, Colonel d’Empire: Avec Annie Ducaux, Suzy Carrier et Pierre Blanchar